Bag om Le livre de la pitié et de la mort
Donc, c'est fini, tante Claire va mourir... Si Pierre Loti m'importe, c'est probablement par compagnonnage des ciels d'ouest, de l'ile d'Oleron ou, lorsque Loti s'y promenait, vivait le grand-pere de mon grand-pere, et tous ceux qui essaimeraient le nom parce que c'est la loi des pays pauvres. Les romans de Pierre Loti, ceux de ma generation en ont ete sevres. Academicien, d'accord, mais cette ombre de subversion, de vie secrete ou fantasmee, du jeu permanent avec les interdits, qui donne de si troubles resonances a ses personnages feminins, tout au bout du monde. Mais c'est la presence toujours des petites gens, qui lui a donne sa legitimite populaire Pecheur d'Islande etait dans toutes les maisons, on ne saurait meme imaginer cela aujourd'hui. J'ai decouvert plus tardivement (notamment grace au gigantesque travail d'edition d'Alain Quella-Villeger, sur la piste des lettres, du journal, des carnets) l'autre Loti celui pour lequel la narration, l'art de conter, et d'extorquer a la litterature ce qu'elle peut dire du reel, se dispensait de l'apparat fictionnel. Ce sont les voyages Loti n'est pas Chateaubriand, il ne va plus loin que ce qu'il voit. Mais voir, il sait faire. Il le sait avec le corps, avec sa surete d'esthete, mais avec comme un embrassement physique du monde. La realite, et rien qu'elle mais alors quel bonheur, quelle presence, jusque dans la plus haute durete des choses, et des hommes qui s'y revoltent ou s'y soumettent. Il se trouve que, bien longtemps apres Loti, cette question de l'ecriture sans la fiction nous est devenue essentielle. C'est deja latent, ce surgissement, chez Proust ou chez Cendrars. C'est definitif et irreversible chez Julien Gracq ou Claude Simon, et c'est notre raison d'ecrire aujourd'hui a tous. Pour Pierre Loti, il ne s'agit pas de ce surgissement dans le corps meme du texte, mais de versants separes de l'oeuvre. Et ce versant, qui aujourd'hui nous est principal, est encore trop dans l'inconnu. Il y a bien des annees que j'ai commence, les bouquinistes y attachant peu d'importance, a collectionner ces oeuvres non-fiction de Loti. Le livre de la pitie et de la mort en est certainement le principal a cause du grand recit qui vient sur la fin Tante Claire nous quitte . Rien qu'une agonie - un coeur simple, aurait dit Flaubert. Alors le temps, le silence, la maison, les gestes - mais l'immemorial des rites, et c'est notre histoire a tous. Loti nous y emmene au Japon, au Maroc, au Pays basque ou en Bretagne, deux fois a bord d'un navire de guerre, mais toujours ce meme denuement par lequel le reel est poesie. Il parlera de la mort d'un chat comme il parle de la mort des enfants (a Pen Bron, le lieu existe toujours, avec son petit cimetiere aux tombes anonymes dans la dune) - mais c'est de nous qu'il parle. Alors le proposer pour l'ouvrir comme on fouille sa propre memoire, qu'on soit si surpris - a ce rien, un peu d'air, beaucoup de ciel, une fleur ou un regard -de decouvrir ce qui est de toute facon en nous deja, mais qu'on ne savait pas aussi pres. Et que la litterature tout entiere peut se jouer a ce savoir, a se soumettre d'autant plus totalement a l'autre que rien d'autre ne troublera le don. Francois Bon, introduction au Livre de la pitie et de la mort.
Vis mere